Résumé

Dans le Saïss, le développement de l’irrigation par les eaux souterraines a permis la transformation des systèmes de production, en particulier l’extension de l’arboriculture et du maraîchage, et la production de richesses. Cependant, ces transformations ne concernent qu’une minorité d’agriculteurs en mesure d’accéder et d’exploiter l’eau souterraine. Ce développement agricole rapide a contribué à la construction d’inégalités sociales et économiques, mais aussi à la baisse des niveaux des aquifères. Puisque les prélèvements réels par l’agriculture ne sont pas observés, il est difficile de déterminer la part des différents types d’agricultures responsables des prélèvements et d’identifier des leviers pour remédier à la surexploitation. L’objectif de l’article est de développer et comparer quatre méthodes d’estimation et d’extrapolation des prélèvements en eau souterraines agricoles en faisant la distinction entre usages et usagers. La zone d’étude concerne 4.200 ha dans la province d’El Hajeb. Nos observations montrent que les inégalités d’exploitation des eaux souterraines sont d’abord fonction des inégalités d’accès à la terre, car 0,5% de grands investisseurs contribuent pour 27 % à l’utilisation des eaux souterraines, sur 33% de la SAU totale. A l’inverse, les attributaires de la réforme agraire (26 % de la SAU) ne contribuent que pour 14 % à la surexploitation. Les locataires, conduisant un maraîchage intensif, sont responsables pour 33 % des prélèvements agricoles sur 11 % de la SAU. Nous avons évalué la pertinence des différentes méthodes d’extrapolation des prélèvements agricoles, en fonction des objectifs et de l’ampleur du travail de terrain nécessaire pour obtenir les données. Il est important de rendre visible les inégalités des prélèvements agricoles, pour décomposer la question de surexploitation. Préciser les contributions des uns et des autres à la surexploitation, permettra de renforcer la pertinence des plans de gestion des eaux souterraines.


Mots clés: Eaux souterraines, surexploitation, inégalités, irrigation, estimation des pompages, Maroc

INTRODUCTION

À la différence de l’utilisation des eaux de surface, les eaux souterraines sont par excellence des ressources de proximité, les plus commodes et les plus individuelles (Margat, 2008). Le recours à ces ressources en eau souterraines, essentiellement dans les zones semi-arides, a été fréquemment encouragé par les États en octroyant des subventions (Llamas et Martínez-Santos, 2005). Cela a conduit par la suite à des situations parfois qualifiées « d’anarchique » avec la reprise de l’initiative d’irrigation par les agriculteurs à travers des millions de forages souvent illicites de par le monde (Shah, 2009). Ces dynamiques sont souvent analysées à travers deux prismes principaux. D’une part, beaucoup d’études ont montré le boom économique généré par l’utilisation des eaux souterraines, accompagnée d’une intensification de l’agriculture. Par ailleurs, l’accès à ces ressources a contribué à la régression de la pauvreté (Moench, 2003). D’autre part, l’exploitation intensive de l’eau souterraine a entraîné la surexploitation de nombreux aquifères. Par exemple, il est estimé qu’au Maghreb plus de 50% des nappes sont en surexploitation (Kuper et al., 2015). En outre, des études récentes montrent que l’exploitation des eaux souterraines entraîne souvent une forte différentiation socio-économique, expliquée par des inégalités d’accès à l’eau souterraine (Amichi et al., 2012; Kuper et al., 2012). La baisse des niveaux des nappes accroit les coûts d’accès et d’extraction des eaux souterraines, et amplifie la différentiation socioéconomique, résultant de l’approfondissement compétitif des puits pouvant entraîner une exclusion progressive des usagers de l’eau (Janakarajan, 1999), et par conséquence une augmentation de la pauvreté de la petite agriculture (Janakarajan et Moench, 2006).

Le secteur agricole est souvent désigné comme le consommateur le plus important de l’eau. Selon le Plan Bleu (2006), la consommation agricole représente plus de 80 % de la demande totale dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. L’agriculture est également devenue un très grand consommateur de l’eau souterraine avec l’augmentation rapide du nombre de puits et forages. Au Maroc, il est estimé qu’aujourd’hui 42% des superficies irriguées dépendent en totalité ou en partie de l’eau souterraine (Kuper et al., 2015). Cependant, les prélèvements en eau souterraines par les agriculteurs restent encore mal connus et estimés avec beaucoup d’incertitudes (Margat, 2008). Ces prélèvements sont souvent estimés par des méthodes indirectes, basées sur la télédétection pour identifier les aires irriguées et déterminer l’évapotranspiration, ou sur les estimations des besoins théoriques des plantes (Aahd et al., 2009; Castaño et al., 2010; Famiglietti et al., 2011; Wada et al., 2012). Ces méthodes restent muettes sur l’emplacement des points de captage (Wada et al., 2010). En outre, les pompages sans restriction et sans surveillance rendent plus complexe les tentatives pour estimer les taux de prélèvement (Famiglietti et al., 2011). C’est probablement à cause de la difficulté d’étudier les interférences humaines dans les dynamiques des aquifères (pompages, retour par excès d’irrigation en lien avec les pratiques d’irrigation) que peu d’études se basent sur l’observation de prélèvements réels (Wang et Cai, 2009). Le manque d’observations sur les prélèvements réels des eaux souterraines laisse de grandes questions sur la contribution de chaque catégorie d’acteur et de chaque système de production à la baisse des nappes. En plus des considérations d’ordre environnemental liées à la surexploitation des aquifères, une « bonne » gouvernance des eaux souterraines implique une connaissance des spécificités d’usagers à l’échelle locale pour que l’utilisation de ces ressources soit non seulement durable mais aussi et surtout équitable. Afin d’assurer l’équilibre entre l’environnemental et le social et de pourvoir le bien-être de la population rurale pour qui la dimension économique de l’eau souterraine reste fondamentale.

Au Maroc où le terme «surexploitation» est largement mobilisé par les autorités publiques et les scientifiques, les politiques de gestion des ressources en eau sont essentiellement basées sur un système d’autorisations de forages et sur les incitations aux usagers pour adopter des techniques d’irrigation économes en eau (Benouniche et al., 2014; Fofack et al., 2015). Le manque de connaissances des dynamiques de terrain, à savoir la prolifération rapide des ouvrages de pompage, les pratiques d’irrigation très diversifiées, ou encore l’économie d’eau réelle obtenue par l’irrigation au goutte à goutte, peuvent rendre les estimations basées sur les données théoriques utopiques. Par ailleurs, ces estimations sont souvent destinées pour définir des stratégies agricoles et de l’eau, et il est donc important d’analyser le bien-fondé de ces estimations. Une étude récente de scénarios d’évolution de la demande en eau d’irrigation dans le Saïss, anticipait ainsi une nette contribution à l’atténuation de la pression exercée sur les nappes, que devrait apporter la reconversion en irrigation au goutte à goutte (Er-Rabbani et al., 2008). En réalité, la technique du goutte à goutte peut entraîner une extension des superficies irriguées et une intensification agricole provoquant une augmentation de la demande en eau. L’objectif de l’article est de développer et comparer quatre différentes méthodes d’estimation des prélèvements en eau souterraines, construites sur des observations des pratiques locales. Il s’agit de mieux comprendre et résoudre les complexités de l’exercice de quantification des prélèvements en eau souterraines, et de proposer de distinguer entre usages et usagers, pour concevoir une gouvernance ouverte et inspirée des faits réels.

MÉTHODOLOGIE

La zone d’étude

L’étude a été menée sur une petite zone du Saïss d’une superficie de 4.200 ha, faisant partie de la province d’El Hajeb. L’accès à la terre et à l’eau souterraine sont caractérisés par des inégalités historiquement construites. Deux entreprises agricoles en Partenariat Public Privé appartiennent à de grands investisseurs marocains, qui détiennent 33 % de la SAU totale étudiée, pratiquant une agriculture destinée au marché national et international. S’ils ne détiennent que 18 sur les 240 ouvrages de pompage fonctionnels recensés, leurs forages sont réalisés par des foreuses à hélice et les débits peuvent dépasser les 100 m3/h. Les terres des attributaires de la réforme agraire, et les terres de melkistes (terres acquises par les droits de succession) couvrent 67 % de la superficie de la zone d’étude. Un tiers de ces terres a été acheté par des acheteurs développant progressivement l’arboriculture (Tableau 1). Cette dynamique d’achat des terres de la réforme agraire a démarré en 2008, après le décret de la main levée (2005) et avec l’avènement du Projet Maroc Vert en 2008. Ces acteurs captent facilement des subventions pour les plantations arboricoles, l’achat de machines agricoles, équipement en goutte à goutte et l’accès aux eaux souterraines. 86/240 ouvrages de pompage leur appartiennent dans la zone d’étude. Les locataires détenant seulement 16 % de la SAU des terres de la réforme agraire et terres Melk, affichent la densité d’installation d’ouvrages de pompage la plus importante : 12 ouvrages sur 100 ha pour un total de 56 ouvrages. Quant aux attributaires et melkistes, ils occupaient à l’origine 2 117 ha et 725 ha respectivement. À présent, ils n’occupent que 1 088 et 308 ha respectivement (tableau 1), à cause du phénomène d’achat et de location des terres par les nouveaux arrivants. L’accès à l’eau souterraine pour les attributaires est basé essentiellement sur des puits (48 puits et 24 forages), et sur 7 forages pour les melkistes.

L’exploitation de la plupart des puits et forages est basée sur l’énergie thermique, en particulier les ouvrages des attributaires. Face à la baisse des niveaux statiques des nappes, les irrigants commencent à avoir des problèmes d’exhaure avec cette source d’énergie. Les acheteurs ont les moyens pour l’installation de l’électricité agricole (non subventionnée) afin de dépasser ce problème et continuer à pomper.

Approche méthodologique

Nous avons d’abord élaboré une typologie sur un ensemble de 377 exploitations agricoles à l’intérieur de la zone d’étude, selon une grille d’analyse portant sur le type d’accès à l’eau souterraine, le type d’acteur impliqué (grand investisseur, locataire, acheteur, attributaire et melkiste) et les systèmes de production pratiqués. Il en ressort que 54 % des agriculteurs sur 27 % de la SAU totale n’ont pas accès à l’eau souterraine. Ce sont essentiellement des attributaires, et quelques acheteurs récemment installés qui n’ont pas encore eu le temps de réaliser un accès aux eaux souterraines. Dans un deuxième temps, nous avons effectué un suivi des pratiques d’irrigation sur un échantillon de 20 exploitations agricoles durant la campagne agricole de 2013-2014 afin de construire des références locales pour le pompage et pour l’irrigation.

Sur ces 20 exploitations, nous avons réalisé deux types de mesures (Figure 1), la mesure des débits et l’estimation des durées journalières d’irrigation. Pour les débits du pompage, nous avons utilisé un débitmètre de type «Ultrason P» ainsi que les relevés des compteurs d’eau lorsque l’agriculteur en dispose. Selon la méthode développée par Massuel et al., (2009), les durées journalières d’irrigations ont été indirectement estimées par les enregistreurs de températures dont nous avons relevé les données avec une fréquence moyenne de 15 jours. Cela nous a permis de faire au fur et à mesure l’analyse des volumes horaires journaliers d’irrigation. Des enquêtes ont été réalisées pour comprendre les logiques des agriculteurs dans le pilotage de l’irrigation. Ces enquêtes sont essentielles dans le cas où l’ouvrage de pompage concernait l’irrigation de plusieurs cultures, ce qui nous permet de rapporter la durée d’irrigation de l’échelle de l’ouvrage du pompage à celle de la parcelle.

Le suivi effectué sur les 20 exploitations agricoles a abouti à la construction des références locales en irrigation, ces références ont été calculées par quatre méthodes empruntant deux entrées distinctes (Figure 1):

Par les ouvrages de captage:

- Par le calcul du volume moyen extrait pour chaque type d’ouvrage de pompage;

- Par le calcul du volume moyen extrait pour chaque ouvrage par type d’agriculteur. Cela permet de préciser les contributions aux prélèvements de chaque type d’agriculteur.

Par les systèmes de culture:

- Par le calcul du volume moyen irrigué par exploitation agricole sur la base de la SAU irriguée par exploitation agricole, sous forme d’indice d’intensité culturale; le type d’agriculteur détermine la valeur de l’indice;

- Par le calcul du volume moyen irrigué par culture et par type d’agriculteur, en distinguant entre techniques d’irrigation.

Nous avons développé et appliqué quatre méthodes d’extrapolation pour déterminer les prélèvements agricoles à l’échelle de la zone d’étude (Figure 1). Une fois les références locales construites, l’extrapolation a consisté à chercher l’information nécessaire sur toute la zone d’étude. Premièrement, il s’agit de la localisation des différents types d’ouvrages de captage fonctionnels, appartenant à différents types d’agriculteurs. Deuxièmement, il fallait cartographier les limites des exploitations agricoles tout en identifiant le profil des différents agriculteurs, puis leurs plans parcellaires (assolements, rotations et techniques d’irrigation). Ce changement d’échelle d’analyse est fait dans le but d’étudier les contributions de chaque catégorie d’agriculteur à la surexploitation des eaux souterraines, ainsi que d’étudier l’opérationnalité des différentes méthodes d’extrapolation.

RÉSULTATS

Déterminer des références locales par un suivi de l’irrigation détaillé de 20 exploitations agricoles

Pour établir les références locales des volumes irrigués, nous avons: 1) caractérisé les ouvrages de pompage, 2) mesuré les débits des puits et forages, 3) caractérisé les pratiques d’irrigation des différents systèmes de culture appartenant à différents types d’agriculteurs.

Connaissances des ouvrages de pompage: deux nappes et deux types d’ouvrages de captage

Le puits traditionnel est un ouvrage captant exclusivement la nappe phréatique dont la piézométrie varie entre 20 et 35 m, actuellement dans la zone d’étude. Cela est souvent vu comme avantageux par rapport à la technique du forage (captant essentiellement la nappe profonde du Lias d’une piézométrie autour du 110 m), car on économise plus de 50 % en coûts du pompage. Les risques de panne des motopompes, liés à la profondeur de captage, sont aussi moins importants par rapport aux forages. Cependant, le rendement des puits est faible par rapport au forage. Le débit de pompage dans un puits est toujours supérieur à celui de sa réalimentation, comme on peut le constater par la baisse continue des niveaux d’eau dans le puits au moment du pompage. Il est donc nécessaire de mettre au repos l’ouvrage pour le laisser se recharger. Cette contrainte limite le rendement ou la durée totale du fonctionnement de l’ouvrage. L’agriculteur est contraint de réduire la surface irriguée, et a tendance à moduler l’accélération du moteur pour ne pas provoquer la vidange du puits, qui risquerait de causer des dommages matériels à la motopompe. En quelque sorte, ce sont des essais de pompage pratiqués par les agriculteurs eux-mêmes. Lorsque le niveau d’eau atteint la crépine du captage, la pompe se désamorce et tourne à vide ce qui emballe le moteur. Cela peut produire des dommages importants, comme les cassures d’arbres verticaux qui ne sont pas souhaitées en pleine campagne d’irrigation. Toutes ces contraintes rendent le comportement des irrigants adaptatif, cherchant à développer des pratiques d’irrigation adaptées aux conditions de la ressource, mais rendent la mesure du débit ainsi que la détermination de la durée d’irrigation très compliquées.

Contrairement au rendement faible de puits, le forage est un ouvrage captant dans la plupart des cas les deux nappes, puisant directement dans la nappe du Lias et se rechargeant aussi horizontalement à partir de la nappe phréatique, via de simples perforations du tubage en acier du forage, conçues dans le but de permettre la drainance de la nappe phréatique. Le risque qu’un rabattement excessif se produise est faible; ces ouvrages peuvent fonctionner 24 sur 24 heures. «Lac souterrain ou oued souterrain », sont les appellations communément données par les agriculteurs et foreurs pour la nappe captive, des appellations qui font référence à son abondance et à sa mouvance horizontale. Les foreurs schématisent cette nappe comme une sorte d’oueds souterrains qui coulent dans le sens SE-NO. Une fois atteint, il devient difficile d’aller encore en profondeur dans certains endroits. En effet cela empêche le marteau de la fourreuse (el fas) de frapper dans le sens vertical. Cela provoque généralement des problèmes d’inclinaison lors du forage, et il devient impossible de procéder au pompage avec une pompe à axe vertical. Pour anticiper ces contraintes, ce sont les fourreuses à hélice qui sont les plus adaptées pour de telles situations, dont l’utilisation est en théorie interdite.

Mesure des débits de pompage: une variabilité des débits des ouvrages de captage

La réduction de la superficie irriguée et le régime maîtrisé du moteur pour éviter le désamorçage sont les adaptations pratiquées pour pallier aux contraintes caractérisant les puits. Cela explique une dispersion faible des débits du pompage autour d’une moyenne relativement peu élevée de 18,5 m3/h (Figure 2). Ce qui nous renseigne aussi sur l’homogénéité de la distribution spatiale des paramètres hydrodynamiques de l’aquifère, et le fait que les préleveurs sont logés à la même enseigne. La différence se fait sur les pratiques. En effet pour irriguer des faibles superficies, les attributaires préfèrent donner un faible régime aux moteurs (faible débit) pour anticiper les pannes au niveau de la motopompe dont les réparations coûtent chères.

En revanche, pour les forages, la variation des débits trouve son explication par les pratiques des irrigants, couplées à leurs capacités financières à assurer des grands débits de pompage, comme l’investissement dans l’achat d’un moteur puissant par exemple, et pouvoir l’utiliser à son régime maximal en assurant des couts de pompage plus importants. Le débit de pompage est bien corrélé avec le volume appliqué à l’hectare donc aussi avec le coût de pompage à l’hectare. C’est ce qui explique une moyenne de débit calculée de 11,6 m3/h pour les attributaires, et de 25,2 m3/h pour les nouveaux arrivants (acheteurs et locataires). Les pratiques d’irrigation des attributaires, même après avoir réussi à atteindre la nappe captive, n’ont pas évolué, pompant toujours avec de faibles débits.

Par ailleurs, la variabilité de débit peut aussi concerner un même ouvrage de captage, ce qui présente une source d’incertitude méthodologique importante. Sur les forages équipés par des compteurs d’eau, nous avons pu observer puis calculer des valeurs moyennes de débit. La correction s’est faite par l’estimation d’un débit de référence, en calculant le rapport du volume total pompé (lecture début d’irrigation – lecture fin d’irrigation) sur le volume horaire total d’irrigation estimé par les enregistreurs de température. Ces variations s’expliquent par les dissimilitudes en matière de pratiques d’irrigation. En effet sur un même ouvrage de pompage nous pouvons avoir différents intervenants dans l’irrigation. Les différents actifs familiaux ou les différents gérants sur les exploitations d’investisseurs et locataires peuvent ne pas avoir les mêmes pratiques d’irrigation. Cela commence par le démarrage de la motopompe et le choix du régime du moteur qui peut ne pas être le même pour les différents intervenants. Dans le cas de l’utilisation du gaz à butane comme source d’énergie thermique, lorsqu’il se dilate il provoque de brusques accélérations du moteur donc de l’augmentation du débit. Les risques concernent la pompe qui reçoit les vibrations du moteur, ce qui peut causer les cassures d’arbres verticaux et les roulements de la tête de la pompe, d’une part et d’autre part le débranchement des gaines à cause de l’augmentation de la pression dans le réseau goutte à goutte. Les variations peuvent aussi être fonction des lois hydrodynamiques, comme pour la variation de la hauteur manométrique totale (HMT) qui fait varier le débit de la pompe à régime constant lors de l’irrigation, surtout dans le cas des puits.

Nos résultats montrent qu’il n’existe pas de linéarité entre les débits de pompage et les caractéristiques techniques et physiques des ouvrages du pompage à cause de l’intervention humaine dans le débit, en lien avec leurs différentes pratiques d’irrigation. Cela implique qu’il est très difficile d’établir des corrélations entre les paramètres techniques de la motopompe et les paramètres hydrauliques de l’ouvrage du pompage, d’une part et le débit d’autre part, rendant l’exercice d’extrapolation des débits illusoire sur cette base.

La figure 2 montre une faible dispersion des débits des puits et une grande dispersion pour les forages. Tous les ouvrages de captage utilisant l’énergie thermique (gaz à butane ou gasoil), sont dotés de moteurs de voitures recyclés (Renault 25, essentiellement), donnant la possibilité à l’irriguant de paramétrer le débit de pompage en intervenant sur l’accélération du moteur. Cette faculté leur permet d’obtenir la pression souhaitée dans le cas des installations d’irrigation au goutte à goutte. Les quartiers hydrauliques d’une installation goutte à goutte peuvent être individuellement remaniés pour ne pas mettre en sur- ou sous-pression les installations, ce qui risquerait d’affecter l’uniformité de l’irrigation. Ce type de détails n’échappe pas aux usagers qui possèdent souvent une parfaite connaissance de leurs puits ou forages.

Estimation des volumes horaires du pompage

Le volume horaire du pompage pour un puits ou forage a été indirectement estimé, en fixant des enregistreurs de température «Thermochron iButton» sur la conduite de l’ouvrage de pompage. Ces appareils fournissent des informations sur l’évolution des températures des objets selon un pas de temps paramétrable, typiquement de l’ordre de 10-15 minutes (Massuel et al., 2009). Quand le puits ou forage ne marche pas, l’évolution de la température de la conduite a catégoriquement la même allure que la température ambiante. Mais lorsque l’agriculteur démarre l’irrigation, de brusques changements d’évolution de température sont enregistrés (Figure 3) pour se stabiliser autour d’une température proche de celle de l’eau pompée traversant la conduite sur laquelle les appareils sont installés. La perte de cette stabilité signifie l’arrêt de l’irrigation et l’allure d’évolution regagne sa forme sinusoïdale de la température ambiante. L’analyse - au fur et à mesure - des durées de pompage tout en connaissant les conditions physiques environnant chaque appareil (l’ombre des objets à proximité et les précipitations provoquant aussi de brusques variations de températures enregistrées) nous a permis de distinguer ces variations de celles qui nous intéressent, causées par les irrigations. Cela a posé problème au début de notre suivi, mais en développant la connaissance de l’allure de l’évolution de température de chaque appareil et la pratique d’irrigation de chaque acteur, l’exercice devient une routine.

Dans le cas où l’irrigation concernait plus d’une culture, il fallait comprendre comment l’agriculteur planifie son irrigation pour différentes cultures. Il s’agit tout d’abord de schématiser avec l’agriculteur son installation goutte à goutte pour savoir combien de quartiers hydrauliques existent pour chaque culture, pour ensuite réaliser des enquêtes tous les 15 jours, pour savoir attribuer les périodes d’irrigation déduites pour les différentes cultures.

Selon les enquêtes et calculs obtenus par le suivi, quatre heures d’irrigation par secteur est la fréquence la plus utilisée à l’échelle de la parcelle (de 0,2 à 0,4 ha) pour les cultures maraîchères. Dans le cas des cultures arboricoles, la fréquence évolue de une heure par secteur d’un hectare généralement au début de la campagne d’irrigation, mais atteint 4 heures par secteur pendant les mois de pointe (juillet et août). Nous avons même pu identifier des anomalies au niveau de la durée du tour d’eau, qui nous ont été expliquées par le fait d’un doublement de la fréquence d’irrigation pour un secteur en stress hydrique par exemple avant d’appliquer de nouveau une autre irrigation. Certes, cette méthode d’estimation des durées d’irrigation est ardue, mais elle demeure à présent la meilleure pour l’estimation de la demande réelle en eau d’irrigation à l’échelle de la parcelle.

Les références locales d’irrigation

Dans le tableau 2, nous présentons les principales références locales calculées pour les différentes méthodes à partir des mesures, observations et enquêtes présentées précédemment.

Les résultats obtenus confirment les prélèvements plus importants du forage par rapport au puits (Tableau 2). Cela explique le recours de plus en plus massif à la nappe captive par la technique du forage ces dix dernières années, lorsque l’accès par les puits dévient difficile. Les prélèvements d’un forage sont plus que le double: 39 800 m3/an pour un forage contre 17 300 m3/an pour un puits. Le volume prélevé est significativement corrélé (coefficient de corrélation: 0,88) avec la superficie irriguée (0,5 à 7 ha). Mais si la superficie irriguée est plus importante comme c’est le cas des grands investisseurs, un seul forage peut extraire jusqu’à 160700 m3/an. Cela montre que la normalisation des prélèvements par ouvrage de pompage est à prendre avec soins si la distinction entre les utilisateurs de ces ouvrages n’est pas prise en considération. À titre d’exemple, un locataire pratiquant du maraîchage pompe environ un volume annuel de 65 700 m3 avec un seul ouvrage de captage, alors que ce volume annuel est de 22 500 m3 seulement pour un attributaire pratiquant la même culture, ou encore 20 800 m3 pour un acheteur pratiquant l’arboriculture. Ces différences sont liées aux stratégies de production des différents agriculteurs. Par exemple, un locataire finançant le creusement d’un forage d’un coût variant de 100 000 à 150 000 Dh, ne l’utilisera que pendant la période du bail. L’exploitation de son forage sera intensive, afin d’obtenir des rendements élevés, et une production de bonne qualité pour la culture d’oignon afin de pouvoir différer la vente en moyennant le stockage traditionnel sur de longues durées. Concrètement, les stratégies intensives des locataires expliquent leur application d’un volume de 12040 m3/ha pour la culture d’oignon d’été irriguée au goutte à goutte, ce qui rend l’économie d’eau affichée pour le goutte à goutte une fiction.

L’intensité culturale à l’échelle de l’exploitation agricole est un autre facteur expliquant les inégalités d’utilisation des eaux souterraines, et renforce notre choix méthodologique d’analyse des stratégies de production développées par les différents types d’agriculteurs. Les attributaires ou les melkistes ont une logique de diversification agricole; environ 40 % de l’exploitation agricole est réellement irriguée tandis que le reste est conduit en pluvial. À contrario, les acheteurs arboriculteurs irriguent 89 % de l’exploitation agricole. Cet indice dépasse les 100 % quand l’agriculteur cultive plus d’une culture irriguée sur une exploitation par an, ce qui est le cas pour les locataires.

Construction méthodologique de l’extrapolation des références locales

Comme nous le schématisons dans la figure 4, l’établissement puis l’extrapolation des références locales sont fait selon l’information disponible sur toute la zone d’étude. Nous comparons quatre méthodes.

- L’extrapolation par type d’ouvrages de captage (Méthode 2) représente la méthode la plus facile à conduire, car elle est basée seulement sur un inventaire des puits et forages (Figure 4). Elle ne demande pas beaucoup d’efforts de collecte de données, mais elle ne permet pas de faire la part des choses entre les stations de pompage des différents types d’agriculteurs impliqués dans l’utilisation des eaux souterraines. Mais elle peut être intéressante pour des situations où l’on observe les mêmes systèmes de culture ou les mêmes types d’exploitations. Il s’agit donc ici de développer une valeur moyenne extrapolable à l’échelle des ouvrages suivis, l’unité serait le débit annuel par type ouvrage de pompage, qui intéresse beaucoup les études traitant la part de l’irrigation dans les bilans hydriques. Cependant, le nombre de puits et forages change rapidement et les ouvrages de captage ne sont pas tous fonctionnels d’une année à une autre. Il est difficile de maintenir une base de données actualisée; en 2014, par exemple sur notre zone d’étude, 20 forages ont été nouvellement installés, tandis que 31 anciens ouvrages de pompages n’ont pas servi à l’irrigation.

- L’extrapolation par ouvrages de captage de différents types d’agriculteurs (Méthode 2) affine la précédente méthode en y intégrant le type d’acteur. L’utilisation d’un forage (et donc les volumes pompés) dépend fortement de la logique de l’agriculteur. En outre, cette méthode permet d’étudier la contribution différenciée des différents types d’agriculteurs impliqués dans l’exploitation des eaux souterraines, et donc de préciser leurs contributions spécifiques aux prélèvements globaux. Cette méthode demande un travail d’enquête au préalable pour distinguer entre les différents types d’agriculteurs. Il s’agit à notre sens de la plus importante contribution de ce travail à améliorer les estimations des pompages d’eaux souterraines à l’échelle régionale. Si elle nous a permis de quantifier les inégalités d’accès et d’usage, beaucoup d’incertitudes demeurent à l’échelle de l’exploitation agricole (superficie irriguée, systèmes de culture) ce qui influence l’usage des ouvrages de pompage. Une autre observation très importante est relative à la fonctionnalité de l’ouvrage. Dans notre cas, nous avons localisé 430 ouvrages de pompage, mais seulement 240 ont fonctionné durant la campagne agricole de 2013-2014. Un grand nombre de puits (113 sur 237) ne sont plus fonctionnels à cause de la baisse de la nappe phréatique. L’étude de l’évolution de l’accès aux eaux souterraines ne se limite pas à cumuler le nombre de réalisations mais aussi à soustraire les ouvrages qui ne sont plus opérationnels. D’autres agriculteurs même avec un accès à l’eau souterraine n’arrivent pas à faire de l’agriculture irriguée suite à des problèmes financiers ou de conflits au sein des familles. Certains nouveaux forages ne sont pas encore équipés en motopompes. Dans ce contexte, les cartes de localisation des points de captage (seulement ceux déclarés), dont disposent les pouvoirs publics et souvent non actualisées, sont une source d’incertitude à prendre avec précaution.

- L’extrapolation par intensité culturale de différents types d’agriculteurs (Méthode 3) consiste à multiplier les volumes pompés à l’hectare (références locales) par le produit de la SAU de chaque exploitation et l’intensité culturale irriguée moyenne pour les différents types d’agriculteurs. En utilisant les systèmes d’informations géographiques, nous avons obtenu la SAU de chaque exploitation agricole sur l’ensemble de la zone d’étude, tout en déterminant quelles exploitations agricoles avaient un accès fonctionnel à l’eau souterraine et de quels types d’agriculteurs il s’agissait. Dans cette méthode, deux informations sont extrapolées à partir des références locales: l’intensité culturale irriguée qui est le rapport entre la superficie irriguée et la superficie totale de chaque type d’exploitation agricole suivie se trouvant à l’intérieur de notre zone d’étude, et le volume pompé à l’hectare. Il n’est pas aisé de construire une typologie de l’ensemble des exploitations agricoles en y intégrant les différents comportements tactiques des irrigants, puisqu’il nécessite un travail d’enquêtes très poussé. Nous avons développé cette méthode car nous avons observé sur le terrain une grande variabilité de l’intensité culturale irriguée sur les exploitations agricoles appartenant à différents types d’agriculteurs (Tableau 2).

- L’extrapolation par assolements et pratiques d’irrigation (Méthode 4) requiert un nombre important d’informations. Sur 3 exploitations disposant des compteurs d’eau fonctionnels, nous avons mesuré les prélèvements puis nous les avons comparés avec les 4 méthodes développées. Le rapport entre le volume prélevé estimé par chaque méthode avec ce qui est réellement pompé indique que la méthode 4 est celle la moins biaisée avec un rapport de 0,99 (1,10 pour la méthode 1, 1,11 pour la méthode 2 et 0,87 pour la méthode 3). Elle nous servira de méthode de référence pour comparer les valeurs obtenues par les trois méthodes précédentes. Toutes les informations concernant l’accès à l’eau souterraine, type d’acteur, technique d’irrigation et type de culture, comme illustrées dans la figure 5, sont croisées et analysées pour développer une référentiel du volume appliqué à l’échelle de la parcelle. Un travail d’enquêtes est nécessaire pour convertir le volume total pompé à l’échelle de l’exploitation agricole à celle de la parcelle.

Ce travail consiste à enquêter pendant chaque passage sur l’exploitation (chaque 10 à 15 jours) sur le tour et la fréquence de l’irrigation pour chaque culture irriguée. Ce type d’enquêtes est d’autant plus ardu lorsque plusieurs cultures sont pratiquées au sein des exploitations. Nous avons complété quelques valeurs manquantes puisque quelques cultures irriguées ne figuraient pas dans les références locales de notre échantillon de 20 exploitations. Il s’agit surtout des cultures d’hiver (pépinière d’oignon, oignon d’hiver, pomme de terre d’hiver). A l’échelle de la zone d’étude, nous avons ensuite identifié les assolements (et rotations) de toutes les exploitations agricoles, par un travail important de cartographie qui a consisté à la digitalisation de plus 1700 polygones (ou parcelles) en utilisant des images satellitaires actualisées (période de suivi) fournies par le logiciel Google Earth, mais aussi basée sur l’observation de terrain afin d’attribuer les informations nécessaires pour chaque polygone. Ce travail nous a permis d’identifier des parcelles irriguées à l’intérieur des contours d’exploitations sans accès à l’eau souterraine. Il s’agit surtout de la pratique courante d’échange à l’amiable des parcelles, entre locataires avec accès à l’eau souterraine et attributaires sans cet accès, et des transferts d’eau d’une manière moins répandue. Il est donc crucial de coupler l’observation avec l’analyse cartographique afin de repérer et corriger les anomalies lors de la superposition des couches de données. Sous arcGIS, 4 couches de données essentielles ont été superposées pour permettre l’extrapolation (Figure 5).

Comparaison des résultats obtenus par des méthodes simplifiées avec la méthode de référence d’extrapolation par assolement

Les résultats obtenus par les différentes méthodes (de 1 à 4) sont présentés dans la figure 6. Nous considérons comme référence la méthode d’extrapolation par assolement (Méthode 4) pour conduire notre comparaison.

En ce qui concerne la valeur des prélèvements totaux à l’échelle régionale, la méthode 1, même si elle est très simplifiée, semble la plus proche de la valeur de référence avec une erreur de surestimation de l’ordre de 4 % (9,91 par rapport à 9,53 Mm3/an). Dans ce type d’extrapolation, plus la taille de l’échantillon est grande, plus les moyennes calculées sont représentatives et moins le résultat final est erroné. L’inconvénient de cette méthode globalisante est qu’elle ne distingue pas les contributions des différentes parties prenantes de l’exploitation des eaux souterraines. Elle peut être adoptée pour mieux cerner la composante ‘prélèvements agricoles’ dans un bilan hydrique plus global des aquifères, mais les résultats sont beaucoup moins intéressants pour agir dans un objectif de gouvernance. Ni les usagers et ni les systèmes de culture responsables des prélèvements sont identifiés. En cas de faible diversité des systèmes de culture (zone de monoculture), mais en présence d’inégalités d’accès aux eaux souterraines, la méthode 1 peut être améliorée par une étude des différentes contributions des usagers dans l’exploitation des eaux souterraines et donc identifier les préleveurs. La réponse à la question « à qui appartiennent les ouvrages de pompage ? » représente un levier très important pour l’amélioration des plans de gestion des eaux souterraines.

Les résultats de la méthode 2 montrent une légère surestimation de 5 % par rapport à la précédente méthode et que l’on peut expliquer par la construction des moyennes sur des groupes plus restreints (moyenne des volumes pompés pour chaque type d’agriculteurs). La comparaison de la contribution des différents types d’acteurs à la surexploitation, par rapport à la méthode de référence, montre un même sens: les locataires en première position et les melkistes en dernière (figure 6). Un autre enseignement est la confirmation de l’importance numérique de la constitution de l’échantillon des ouvrages de pompage. La différence du volume pompé entre les deux méthodes est la plus importante pour les acheteurs (18 % par rapport à 24 %). C’est la catégorie pour laquelle nous avons suivi le nombre le plus restreint de forages (2/86) pour des raisons de méfiance et d’accès à l’information. Cette différence est beaucoup moindre pour les autres catégories d’agriculteurs, par exemple pour les attributaires (16 % par rapport à 14 %) où nous avons suivi le plus d’ouvrages de pompage (11/72).

La troisième méthode consistant à l’extrapolation des pompages par l’intégration des informations relatives à l’intensité culturale irriguée est une méthode plus performante que les deux précédentes, même si la méthode ne permet pas de rectifier l’erreur d’extrapolation calculée pour les acheteurs. L’estimation des volumes pompés pour tous les autres types d’acteurs s’est nettement améliorée par rapport à la méthode 2, passant par exemple pour les attributaires de 1,62 (Méthode 1) à 1,46 Mm3 (méthode 2) comparé à 1,29 Mm3 comme valeur de référence (Méthode 4). Cette méthode, élargissant l’étude aux systèmes de culture, peut contribuer à la recherche des plans d’action de gouvernance dans les zones où l’on a affaire à des systèmes de culture diversifiés. Si les résultats de cette méthode sont assez opérationnels, c’est parce que l’indice de l’intensité culturale calculée sur l’échantillon pour les attributaires ou locataires par exemple était suffisamment représentatif. Cette représentativité est fonction de l’importance du nombre d’exploitations agricoles suivies. L’indice calculé pour les attributaires et locataires est de 0,41 et 1,07 respectivement, comparés à 0,38 et 0,86 calculés sur toute la zone d’étude pour ces deux types d’agriculteurs. Pour les acheteurs cette analyse est très biaisée (0,89 contre 0,60) car il existe un nombre important d’investisseurs ayant accès à l’eau souterraine et pratiquant l’arboriculture mais qui ont acheté récemment d’autres parcelles non encore mises en valeur.

La méthode d’extrapolation par assolement (Méthode 4) demande un grand effort de collecte et de traitement des données, mais elle est la plus précise. La valeur extrapolable se construit à l’échelle de la parcelle, où l’irrigation est pilotée selon différentes logiques, et à l’échelle de toute la zone d’étude où l’occupation spatiale des parcelles par des cultures, par des techniques d’irrigation et par des acteurs est cartographiée. L’échelle de la parcelle est un champ d’informations très important qui conditionne la réussite de l’exercice de quantification des prélèvements d’eaux souterraines. C’est ici qu’on peut comprendre les pratiques des irrigants par rapport à la ressource. La méthode remet en cause les méthodes se fondant sur le calcul de besoins théoriques des cultures. Dans cette étude nous avons vu pour le maraîchage par exemple que les prélèvements réels peuvent être 4 fois supérieurs aux besoins théoriques, 14 000 m3/ha pour l’irrigation de l’oignon, par rapport au besoin théorique estimé par Benouniche et al., (2014) à environ 4000 m3/ha.

A l’opposé, nous avons aussi observé des situations de stress hydrique (des volumes appliqués entre 5.000 et 6.000 m3/ha pour cette même culture), attirant notre attention sur les deux simplifications les plus communément opérées: 1) la mobilisation des besoins en eau théorique, 2) se limiter à quelques grandes catégories de cultures (maraîchage, arboriculture…). Si nous conseillons cette méthode, c’est parce qu’elle intègre bien la perspective-usager pour comprendre comment l’eau souterraine est réellement utilisée. Dans la plaine du Saïss, par exemple, l’Agence de Bassin vise une amélioration de l’efficience globale moyenne d’irrigation de 56 % en 2005 à 67 % en 2015, soit une réduction de besoins moyens bruts de 6.573 à 4.492 m3/ha/an, lorsque 20.000 ha seraient convertis en irrigation localisée (Er-Rabbani et al., 2008). Selon Baouziz et Belabbes (2002), un gain moyen de 20 % en efficience globale est possible par la technique d’irrigation localisée. Dans notre étude nous avons montré que la technique du goutte-à-goutte peut facilement tripler le volume apporté par rapport à la technique de gravitaire (Ameur et al., 2014). Par ailleurs, la présentation d’une valeur unique et globale à l’hectare, indépendamment du type d’acteur et de l’assolement ne contribue ni à la justesse des calculs et bilans, ni à l’efficacité de gestion pour sauvegarder les nappes.

DISCUSSION ET CONCLUSION

Plusieurs études se sont intéressées aux prélèvements d’eaux souterraines par le secteur agricole, proposant différentes méthodes pour déterminer les volumes pompés. Très souvent, ces méthodes sont globalisantes, attribuant les prélèvements à tout le secteur agricole, ou sont basées sur des besoins théoriques des cultures. Dans un contexte de surexploitation des eaux souterraines, les méthodes globales ne permettent pas d’identifier les usagers et les usages, et leur poids respectif dans l’exploitation des eaux souterraines. Ces méthodes d’évaluation globales peuvent être intéressantes pour quantifier l’ampleur du problème de surexploitation, mais elles sont insatisfaisantes pour gérer la surexploitation. Notre approche distingue entre les différents types d’usages et d’utilisateurs de l’eau souterraine dans un contexte de surexploitation pour une double raison.

Premièrement, cela permet de mieux circonscrire le problème en quantifiant les contributions des différents systèmes de production et des différents types d’agriculteurs, permettant d’attribuer la surexploitation à des usages précis. Des mesures pour remédier à ce problème pourraient donc être mieux ciblées. Notre étude permet de relever deux cas de figure intéressants pour expliquer la surexploitation. Il s’agit d’abord des locataires qui irriguent parfois plus que trois fois les besoins théoriques des cultures par hectare et où les pratiques d’irrigation posent question. Il s’agit ensuite des grands investisseurs arboriculteurs qui sont très minoritaires en termes du nombre d’exploitations (5,3 %) mais qui sont responsable de près de la moitié des prélèvements en eau souterraines dans la zone. Identifier les implications des uns et des autres par rapport à la surexploitation constitue une bonne entrée pour la gouvernance. Proposer des leviers pour sauvegarder les nappes ne se résume donc pas aux connaissances des flux des nappes, aussi fondamentales sont-elles pour la prospection et l’évaluation des eaux souterraines, mais également par la connaissance de ceux qui l’exploitent, et comment elles sont exploitées dans une plus large perspective-usagers. C’est ainsi que réussir la sauvegarde des nappes se doit de considérer la question des inégalités.

Deuxièmement, nous avons montré que la surexploitation produit et accélère des inégalités socio-économiques et des exclusions. La baisse des niveaux des nappes entraîne des coûts importants de pompage et peut même aboutir à l’assèchement des puits peu profonds des attributaires (97 dans la zone d’étude). En même temps, la surexploitation des eaux souterraines s’accompagne dans le Saïss d’une surproduction de certains fruits et légumes, entraînant une faible rentabilité des cultures irriguées (oignon, par exemple; Lejars et Courilleau, 2015). En effet, avoir un accès à l’eau souterraine ne veut pas toujours signifier que l’on l’utilise. C’est le cas de 11 % d’ouvrages de captage à l’arrêt, appartenant essentiellement à des attributaires et petits melkistes. La surexploitation des eaux souterraines, qui engendre la surproduction des productions maraîchères notamment, est désormais un facteur d’accentuation des inégalités économiques entre exploitations agricoles. Prendre en charge le problème de la surexploitation devrait à notre sens se faire en y intégrant la question des inégalités d’accès à l’eau souterraine. Tenir compte de ces deux aspects peut ainsi contribuer, par exemple, à la discussion actuelle sur l’attribution des eaux du barrage de M’Dez (en cours de construction), qui devraient soulager l’utilisation de la nappes du Saïss. Comment concilier l’objectif de sauvegarde de la nappe avec la résorption des inégalités socio-économiques constatées ?

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