Résumé

Les conflits autour des ressources en eau découlent principalement des désaccords sur l’accès et le contrôle de ces ressources. Ces conflits sont le résultat de la demande de plus en plus accentuée pour les ressources et leur endurance risquera de provoquer des réactions violentes et une dégradation environnementale. Pour plusieurs raisons, notre analyse a été basée sur la théorie des jeux et plus précisément le jeu du dilemme du prisonnier. Cette théorie des jeux constitue l’outil le plus approprié pour décrire réellement les comportements des acteurs car le jeu du dilemme du prisonnier s’applique parfaitement aux situations de surexploitation des ressources communes dans la mesure où il montre clairement la confrontation entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. L’application de la théorie de jeux sur la base du dilemme du prisonnier a montré que les agriculteurs de l’oasis de Tagant ont pu assurer une gestion efficace des ressources hydriques toute en esquivant toutes sortes de conflits et de querelles. Ils ont réussi donc à gérer l’exploitation des ressources en eau moyennant une autorité locale appelé la Jemaa.


Mots clés: ressource en eau, conflit, théorie de jeux, agriculteurs, oasis de Tagant


 

INTRODUCTION

L’eau est un élément très important dans la mesure où elle est intimement liée à toute activité humaine (activités économiques, industrielles ou sociaux), elle est essentielle pour le maintien de tous les écosystèmes et toute forme de vie.

Sous les effets combinés de la sécheresse et des mutations socio-économiques, en l’occurrence la croissance démographique accentuée, la pénurie en eau douce et la déplétion des sources d’eau se sont intensifiées et des taux alarmants s’affichent : 15% de la population mondiale n’a pas l’accès à une source d’eau potable, des prévisions de 2 milliards de personnes vivront dans des régions avec une pénurie d’eau absolue d’ici 2025 (OMS 2013).

L’intensification des nombres d’usagers des ressources hydriques rares peut faire surgir les conflits d’intérêt entre eux. Afin d’éluder toutes sorte de tensions sociales, une gestion durable et efficace s’impose pour, d’une part, assurer que tous les usagers de la ressource commune puissent assouvir leurs besoins et de préserver cette ressource, d’autre part. Cette dernière idée constitue la pierre angulaire du concept du développement durable.

Visant tous à agir sur les comportements des usagers pour répondre à l’idée maîtresse du concept de la durabilité qui exige une exploitation actuelle des ressources naturelles communes (pâturages, eau etc.) appropriée techniquement, rentable économiquement, viable écologiquement et acceptable socialement, Plusieurs travaux scientifiques ont été mené. Les plus célèbres sont ceux de Garrett Hardin (1986) et d’Elinor Osrtom (1990).

L’objectif de ce travail de recherche est d’analyser et décrire les modes de gestion système d’irrigation au sein de l’écosystème oasien de Tagant, et d’évaluer son efficacité à la lumière de la théorie des jeux.

Pour plusieurs raisons, l’espace oasien a été choisi pour être notre terrain de recherche. D’une part, le système oasien constitue un ensemble non négligeable du patrimoine agricole national du Maroc. D’autre part, les ressources hydriques sont un élément indispensable pour que ces espaces perdurent. En effet, la pérennité depuis longtemps des systèmes oasiens reflète une viabilité dans leur gestion. Dès lors, La question principale à laquelle nous essayerons de répondre est la suivante : A quel point les méthodes traditionnelles de la gestion ont pu réussir à assurer une exploitation efficace et durable des ressources en eau d’irrigation, tout en éludant les conflits d’intérêt dans l’oasis de Tagant ?

La première partie passera en revue les théories qui placent la gestion des ressources communes au centre de leur intérêt et présentera une définition du concept « ressource commune » et les modèles théoriques développées dans ce sens. La deuxième partie sera consacrée à la présentation de la théorie des jeux appliquée à la gestion des ressources communes. La dernière partie de ce travail sera consacré à la modélisation, par l’usage de la théorie des jeux, des modes l’exploitation des ressources hydriques destinées à l’irrigation.

REVUE DE LITTÉRATURE 

Les ressources naturelles communes, telles que l’eau, les forêts et les ressources halieutiques, sont exposées au risque d’être surexploitées vu leur rareté ainsi que la demande accentuée de leurs usagers. Pour cette raison, la gestion efficace des ressources naturelles communes s’impose comme une préoccupation majeure pour les théoriciens de différentes disciplines.

Ainsi, l’économie des biens communs a vu le jour au début des années 90. Dès lors, plusieurs chercheurs ont mis l’accent sur les répercussions économiques, environnementales et sociales des problèmes de la surexploitation des ressources communes, ainsi que les stratégies à mettre en place afin d’esquiver leur pénurie.

Utilisation des ressources communes

Les ressources communes sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures (Hess, 2011).

Une ressource commune dont les flux de stock diminue par utilisation et qui peut être surexploité ne doit pas être confondu avec un bien public dont l’usage par une personne n’empêche pas l’autre personne à l’utiliser (l’air qu’on aspire ou l’éclairage public comme exemple), ou avec une ressource naturelle non renouvelable ni avec un bien privé (ou il y a à la fois rivalité et possibilité d’exclusion) ni avec un bien de club (exclusion mais pas de rivalité).

Le terme « ressource commune » désigne un système de ressources suffisamment important pour qu’il soit coûteux (mais pas impossible) d’exclure ses bénéficiaires potentiels de l’accès aux bénéfices liés à son utilisation. Parmi les exemples de systèmes de ressources figurent notamment les sites de pêche, nappes phréatiques, prairies, de pâturage, canaux d’irrigation , ponts, garages de stationnement, ordinateurs centraux, ainsi que les courants, lac, océans et autres masses d’eau (Ostrom, 2010).

La classification des biens permet d’en tirer deux définitions pour les ressources communes. D’une part, les économistes distinguent entre deux types de bien:

• Un bien public est un bien pour lequel l’usage par une personne n’empêche pas une autre de l’utiliser.

• Un bien privé: est définie en revanche comme étant tout bien pour lequel l’usage par une personne empêche le plus souvent la consommation par une autre (rivalité) (Fayasse, 2001).

Au contraire d’un bien public, un bien privé nécessite d’être acquis ou possédé pour avoir le droit de le consommer, tout agent qui ne le possède pas ou qui n’a pas la capacité de l’acquérir est exclu de son usage (exclusivité).

Une autre classification a été élaborée par Ostrom et al., (1994) et qui se base sur l’exclusion et la rivalité. Selon l’auteur, les ressources hydriques sont qualifiées de ressources naturelles communes car elles répondent au concept de rivalité et de la difficulté d’exclusion.

• La rivalité: On peut dire qu’il existe une rivalité entre les personnes dans la consommation des ressources naturelles communes lorsque cette consommation débouche sur la réduction de l’accès à ces ressources.

• Difficulté d’exclusion: Reflète la difficulté d’exclure certains usagers de la ressource commune et d’adresser les profits à un groupe privilégié. Il est impossible ou très délicat de mettre en œuvre des barrières permettant de faire exclure certains usagers soit à cause de la difficulté de préciser les limites de la propriété pour ces ressources ou à cause de la difficulté économique ou légale liée à la réalisation de l’exclusion (Becker et Ostrom, 1995).

Les conflits autour des ressources naturelles découlent principalement des désaccords sur l’accès et le contrôle de ces ressources. Ces conflits sont le résultat de la demande de plus en plus accentuée pour les ressources. Et s’ils sont inévitables, leur endurance risquera de provoquer des réactions violentes et une dégradation environnementale ou ce que le théoricien Hardin a nommé « une tragédie » dans son article intitulé The tragedy of the Commons.

Modèles d’analyse de la gestion des biens communs

Hardin, dans sa publication en 1968 intitulée the tragedy of the commons, a constitué une référence structurante dans les débats sur la propriété, la gestion des ressources, les liens entre organisation économique et viabilité écologique. L’auteur a imaginé un pâturage en libre accès entre pasteurs qui choisissent d’augmenter chacun sans cesse le nombre des bêtes que contient son cheptel. Rien n’encourageait les éleveurs, pris individuellement, à limiter le nombre d’animaux qu’ils faisaient paître sur ce pâturage. Hardin a conclu que s’il n’y a pas de limitations des degrés d‘exploitation, les stimulants de la dégradation et de la désertification des terres s’avèrent alors réunies. La nature du régime de propriété étant identifiée comme la cause de la tragédie. Il pensait alors que pour éviter une catastrophe environnementale, l’État devait prendre les choses en main et imposer une solution externe, à savoir la privatisation ou la nationalisation (gestion par une agence publique).

Le choix d’un régime de droits de propriété apparaît donc nécessaire pour la gestion des ressources communes. En effet, l’instauration de ces droits de propriété est l’une des premières solutions proposées pour remédier au problème de surexploitation des ressources. Un droit de propriété est un droit, reconnu et protégé par la société, d’user librement un bien économique, sous certaines contraintes et restrictions. Il y a donc un droit de propriété sur un bien de consommation ou de production lorsqu’un agent ou un groupe de personnes, à l’exclusion de tous les autres, peut en retirer lui seul de la satisfaction.

De nombreux travaux empiriques ont cherché à mettre à l’épreuve des faits le raisonnement de Hardin. Les publications de certains économistes ont désavoué le raisonnement de Hardin et ont affirmé qu’il n’est pas valable que pour les ressources en libre accès et non pour les ressources en bien commun..

L’étude d’Ostrom, (1990) portant sur la gestion des biens exploités en commun montre avec optimisme, contrairement à Hardin, comment des systèmes d’appropriation commune parviennent à s’auto-organiser et comment ils agissent pour garantir à tous les membres de la communauté, y compris les sans terres et les autres groupes marginalisés, l’accès aux ressources naturelles.

Ostrom a bâti son étude sur l’observation de cas réels de gestion des ressources communes. L’auteur affirme que dans certains cas, les communautés d’individus parviennent à résoudre le dilemme de Hardin et à obtenir de meilleurs résultats, en créant des institutions bien adaptées aux conditions locales, et en organisant elles-mêmes l’exploitation de leurs ressources communes.

L’analyse d’Ostrom met l’accent sur la grande diversité des cas d’auto-gouvernance. En effet, il ne s’agit pas d’une seule manière de gouverner efficacement les communs mais plutôt d’une grande variabilité des règles mises en place en fonction des espaces, des époques, des cultures et des normes sociales en vigueur. De plus, avant de trouver les bonnes institutions de gouvernance, les communautés passent par des processus longs et conflictuels.

APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE 

Théorie des jeux

La théorie des jeux est une branche située à l’intersection des sciences économiques et des mathématiques appliquées. Elle doit cette appellation au fait qu’à l’origine elle était orientée vers l’étude des jeux de société tels que les échecs.

Cette discipline a été fondée par des mathématiciens (notamment John Von Neumann, Emile Borel et Ernst Zer- melo) dans les années 1920. Mais elle prend véritablement son essor avec la publication, en 1944, de l’ouvrage de John Von Neumann et de l’économiste Oskar Morgenstern. Ils partent de l’idée selon laquelle tous les problèmes économiques peuvent se ramener à un jeu de stratégies entre acteurs rationnels et que la théorie des jeux constitue le moyen pour analyser ses interactions stratégiques (Eber, 2013). La théorie des jeux se développera ensuite dans les années 1950 avec les travaux de John Nash, qui ont été prolongés ensuite, notamment par Reinhard Selten et John Harsanyi (Van Damme and Weibull, 1995). Elle a pour objectif de formaliser des situations conflictuelles inhérentes à une communauté d’individus en interaction, de discuter puis de proposer des solutions à ces conflits.

La théorie des jeux est un outil très apprécié pour l’analyse et la modélisation des problèmes économiques, politiques et sociaux. Elle permet une simulation plus réaliste des comportements et des différents aspects d’un conflit entre les parties prenantes.

Plusieurs chercheurs ont appliqué la théorie des jeux à la modélisation des situations d’exploitation des ressources naturelles communes, afin de résoudre les conflits qui lui sont liées et assurer une gestion efficace de ces ressources.

Kaveh Madani, (2010), dans son article intitulé Game theory and water ressources, a modélisé moyennant la théorie des jeux des situations où des agriculteurs exploitent en commun des ressources en eau. Il a essayé par la suite de proposer des règles d’usage des ressources pour résoudre les conflits qui peuvent découler de la divergence d’intérêts entre usagers.

Pour modéliser l’exploitation en commun d’une ressource naturelle en eau, les parties prenantes sont considérées comme des « joueurs » qui peuvent choisir entre différents possibilités d’agir « stratégies » et à partir de ces choix leurs gains sont définis.

• Le dilemme du prisonnier: La tragédie des communs est illustrée par la théorie des jeux sous la forme d’un jeu non coopératif qui aboutit à une situation sous-optimale, nommée « dilemme du prisonnier ». Ce terme renvoie à une situation dans laquelle deux joueurs auraient intérêt à coopérer pour arriver à un résultat qui maximise le bien-être collectif mais, en l’absence de communication, font des choix individuels ne permettant pas d’atteindre cet optimum.

• La notion d’équilibre du jeu (équilibre de NASH): Par équilibre nous entendons un état dans lequel aucun joueur n’a intérêt à modifier son comportement compte tenu du comportement des autres joueurs. Autrement dit, un équilibre est une combinaison de stratégies telle qu’aucun des joueurs ne souhaite modifier sa stratégie compte tenu des stratégies des autres joueurs. La résolution d’un jeu quelconque consiste d’en déterminer une issue logique. Le concept de « l’équilibre de Nash » décrit une issue dans laquelle aucun joueur ne souhaite modifier son comportement (ou sa stratégie) étant donné le comportement (ou la stratégie) de ces rivaux (Eber, 2013).

• Un optimum de Pareto: est défini comme une situation dans laquelle il n’est pas possible d’améliorer la situation d’un individu - quel qu’il soit - sans détériorer la situation d’au moins un autre individu (Guerrien, 2002). C’est la situation dans laquelle la perte collective, évaluée comme la somme des pertes individuelles, est minimale.

Présentation de la zone d’étude

Au Maroc, les années 90 ont vu la prise de conscience de l’importance du mode de gestion de l’eau, surtout que durant cette période le Maroc a vécu une recrudescence de la sécheresse qui a répercuté négativement sur l’économie et le développement du pays.

Les agro-systèmes oasien depuis qu’elles existent ont été confrontés aux problèmes de l’irrigation des cultures. L’usage abusif des ressources en eau d’irrigation dans les espaces oasiens peut déboucher sur des conflits. La gestion traditionnelle des ressources en eau dans ces oasis a été instaurée par les premiers agriculteurs afin de contrôler leur usage et de lutter contre toutes formes de conflits.

La commune rurale de Tagant fait partie du cercle Bouizakarne, province de Guelmim, et la région de Guelmim Oued Noun. Elle se situe dans une zone montagneuse dans le secteur de l’Anti-Atlas. Le climat prédominant est caractérisé par la chaleur en été avec une température qui peut atteindre 40°C, le froid en hiver avec une température minimale de 0 °C. La température moyenne est de 20°C. La commune est caractérisée par des vents forts et fréquents durant toute l’année et qui peuvent atteindre 4,70 m/s. L’activité économique principale de la commune est l’agriculture traditionnelle et l’élevage puisque la commune est occupée par les nomades, la surface agricole utile est de 1509 ha selon l’ABHSM et la superficie utile irriguée est importante et elle est estimée à 303 ha. Les céréaliculture occupent la première position avec 59 % de la superficie agricole (ABHSM, 2010).

Ressources en eau disponible au sein de la commune

Les ressources en eau disponibles dans la commune peuvent être groupées en deux catégories:

• Eaux superficielles: La commune de Tagant est caractérisée par le manque des ressources en eau de surface. La plupart de ses cours d’eau sont temporaires et s’alimentent des précipitations tombées sur le versant nord de la commune. Le principal cours d’eau de la région est Assif Tagante.

• Eaux souterraines: La nappe de Guelmim présente un aquifère des ressources en eau important puisque sa propre recharge avoisine les 22,2 Mm3/an. Elle assure l’alimentation en eau potable et les autres activités quotidiennes des habitants. La commune renferme dans ses sous-sols une partie de la nappe souterraine de Guelmim qui circule dans les calcaires.

Les ressources en eau sont utilisées pour assurer l’alimentation de la population en eau potable et pour irriguer les terres agricoles. En effet, chaque ménage dans la commune bénéficie d’un accès individuel à l’eau potable, moyennant un réseau de distribution qui se compose de 4 réservoirs, 3 puits réalisés par la commune ou les associations, la source d’eau située au centre de la commune. L’infrastructure mobilisée pour assurer l’irrigation des terrains agricoles est constituée de 2 lacs collinaires, la source située au centre de la commune et plus de 50 puits (privé/public) (ABHSM, 2010).

Système d’irrigation et sa maintenance: les KHETTARAS et les SEGUIAS

L’oasis de Tagant est constituée principalement de ressources en eaux souterraines exploitées par les paysans et gérées par l’instance locale Jemaa moyennant des outils traditionnels en l’occurrence les khettarats et les seguias.

• Les seguias jouent le rôle d’un réseau de distribution de l’eau au sein de l’oasis. Ils sont des canaux d’amené d’eau.

• Une khettarat est un système très ancien constitué des drains rudimentaires groupés en faisceaux dans le but d’amener par gravité l’eau de la nappe phréatique. La structure de cette galerie drainante est représenté dans la figure 1.

Le système employé par les agriculteurs dans l’espace oasien de Tagant pour bien exploiter les ressources en eaux souterraines (khettarats, séguia, etc.) a nécessité une maintenance intensive assurée par les ayants droits et organisée par le biais des contrats élaborés par les différents participants (agriculteurs de différentes tribus ou groupes ethniques).

GESTION DES RESSOURCES COMMUNES EN EAU D’IRRIGATION DANS L’OASIS DE TAGANT: MODÉLISATION PAR LA THÉORIE DES JEUX

Gestion et répartition des droits d’eau d’irrigation

Pour résoudre les problèmes liés à la gestion et l’exploitation commune des ressources en eau, le législateur marocain a instauré la loi 10-95 depuis l’année 1995, qui a introduit les instruments législatifs, économiques et institutionnels nécessaires à l’instauration d’une gestion durable et participative des ressources en eau. Les AUEA constituent l’un des instruments institutionnels, imposée par l’État à cet égard. Les AUEA ont commencé leurs missions depuis les années 1991 et elles ont concerné tout le pays, notamment dans les périmètres de la grande hydraulique.

A côté des membres adhérents à l’AUEA, Le conseil d’une AUEA se compose de sept membres : un président, un vice-président, un trésorier, trois assesseurs dont un secrétaire et un septième membre. Ce dernier est désigné par l’office tant que les autres sont élus tous les deux ans par les membres de l’AUEA.

L’AUEA de la zone oasienne de Tagant a été mise en place depuis l’année 2006, mais pourtant elle connait une faible appréciation par la communauté paysanne qui montre une résistance et un blocage de leur fonctionnement.

L’étude sur terrain que nous avons réalisé dans l’oasis de Tagant ainsi que les discussions effectuées avec l’éguadier et la communauté paysanne ont révélé que la gestion de l’irrigation de terres agricoles oasiennes est encore traditionnelle et qu’elle est assurée par la Jemaa. Cette dernière est considérée comme étant une instance hydraulique locale qui veille sur le contrôle et la distribution des droits en eau et sur le règlement des conflits entre agriculteurs. Elle est chargée également de sanctionner les personnes adoptant des actes de déviation et de non-respect des règles instaurées pour l’exploitation et la gestion des ressources naturelles communes en eau.

Quant à la répartition des droits en eau destinées à l’irrigation dans notre zone d’étude, elle se fait par des tours d’eau. L’unité de mesure utilisée pour cette raison est un système dit Tanasst. Une Tanasst est équivalente à 12 minutes d’accès à l’eau d’irrigation. Une Nouba ou Teremet en Amazigh vaut 60 Tanasst, ce qui est équivalent à 12 heures d’accès à l’eau.

L’oasis de Tagant comporte 40 Teremet qui se renouvellent sur 24 jours. Les droits en tour d’eau sont connus par la population paysanne et transmis de père en fils. Ils ont été établis et répartis depuis plusieurs siècles tenant compte de plusieurs critères, notamment, le degré de participation de chaque tribu aux travaux de creusement.

Les droits en eau peuvent faire l’objet de transactions et de location, c’est pour cette raison qu’on trouve aujourd’hui un groupe de personnes qui bénéficient du même tour d’eau.

Modélisation de l’exploitation de la nappe phréatique dans l’oasis de Tagant moyennant la théorie des jeux

La modélisation de la situation d’exploitation de l’eau d’irrigation dans l’oasis de Tagant par le biais de la théorie des jeux permettra d’identifier les choix stratégiques des paysans, et d’évaluer l’impact de la gestion traditionnelle ancestrale des eaux dans l’oasis de Tagant sur la préservation et la durabilité du système d’irrigation.

Présentation du modèle

On suppose dans un premier temps que les paysans ne sont pas coopérants et qu’il n’y a aucune instance chargée du contrôle d’utilisation et de la maintenance de ce système d’irrigation.

La forme normale du jeu est la suivante:

- Les joueurs : Deux paysans ayants droits au tour d’accès à la source pour irriguer leur terre agricole

N = {paysan 1, paysan 2}

- Les Stratégies: Chaque paysan choisit soit de respecter ou non (se comporter avec égoïsme et dépasser la durée) le nombre d’heures d’accès à l’eau d’irrigation qui lui ont été attribuées.

Si = {respecter, ne pas respecter} (R, NR)

• Les gains: Les gains des deux paysans sont exprimés en nombre d’heures d’accès à l’eau pour l’irrigation.

•Si les deux joueurs choisissent de coopérer et de respecter chacun le nombre d’heures qui lui ont été attribuées pour irriguer son champ, ils reçoivent chacun X heures.

• Si l’un des joueurs a choisi de coopérer et de respecter son tour d’eau, alors que l’autre décide de voler une part de la durée d’accès réservée au coopérant, il reçoit Y heures tant que le déviant reçoit W heures.

• Si les deux décident de ne pas respecter leurs quotas en eau souterraine, ils reçoivent chacun Z heures.

La matrice des gains est représentée dans la figure suivante comme suit:

Figure 2: Jeux simple avec deux joueurs

A l’issue de ce jeu on constate que l’équilibre de Nash est donné par la combinaison (NR, NR). La stratégie de déviation est toujours la meilleure réponse pour les deux agriculteurs quel que soit la stratégie choisie par l’adversaire.

Notons que, à long terme et vue l’exploitation accentuée de la ressource qui peut engendrer son épuisement, le gain assuré par la combinaison de stratégie (NR, NR) tend à être inférieure strictement à Z chez les deux agriculteurs.

Cette combinaison de stratégie qui représente l’équilibre de Nash est sous optimale d’un point de vue de l’intérêt collectif et de la durabilité de la ressource en eau qui assure l’irrigation des terrains agricoles. Certes, chaque agriculteur va chercher à maximiser son intérêt individuel et alors sa consommation actuelle en eau d’irrigation sans se préoccuper des effets futurs de son choix.

Cependant, quel sera le comportement des agriculteurs lorsqu’il existe une tierce partie qui réglemente l’action d’irrigation et sanctionne chaque acte néfaste de leur part ?

Pour répondre à cette question, nous reprenons le même jeu en essayons de l’appliquer au cas de l’espace oasien de la commune de Tagant.

La gestion du système d’irrigation et la répartition des droits en eau dans cette zone oasienne est assurée par la communauté des paysans représentée par la Jemaa. Cette instance n’a pas d’assises juridiques, elle s’inspire du droit islamique, des traditions et coutumes des populations oasiennes pour instaurer les règles régissant l’exploitation du système. En effet, le non-respect des droits en tour d’eau est sanctionné dans ce cas. Lorsqu’une personne ou un groupe de personnes pratiquent des actes opportunistes tandis que les autres coopèrent, le ou les fraudeurs subissent une sanction « S », qui engendre la diminution de leurs quotas en eau, et une mauvaise réputation au sein de la communauté. Cette sanction augmentée par les pertes environnementales dues à la surexploitation de la nappe phréatique est représentée par « H », c’est la perte assumée quand les deux parties décident de ne pas coopérer.

On note que: H>S

H > Z-Y et S >W-X: la perte relative à la sanction subi par le fraudeur en cas de déviance en dépassant le gain supplémentaire dont il bénéficie.

La matrice des gains à la présence de Jemaa est représentée dans la figure 3.

Figure 3: Jeux représentant la matrice des gains en présence de la Jemaa

- Si les deux joueurs choisissent de coopérer et de respecter chacun le nombre d’heures qui lui sont attribués pour irriguer son champ (situation présentée par la combinaison (R, R)) ils reçoivent chacun (X) heures.

• Si l’un des joueurs a choisi de coopérer et de respecter son tour d’eau, alors que l’autre décide de voler une part de la durée d’accès réservée au coopérant, il reçoit (Y) heures tant que le déviant reçoit (W-S) heures.

• Si les deux décident de ne pas respecter leurs quotas en eau souterraine, ils reçoivent chacun (Z-H) heures.

On peut conclure à partir du modèle proposé que la gestion communautaire par la Jemaa a réussi à inciter les autochtones à se comporter en faveur de l’intérêt collectif et la durabilité des ressources communes. En effet, la sanction imposée par la Jemaa sur l’agriculteur qui ose dévier et voler la part d’un autre paysan en heures d’accès à l’eau d’irrigation, en lui ajoutant la détérioration de sa réputation au sein de sa communauté l’incite à coopérer et de s’engager dans une gestion communautaire durable du système d’irrigation.

En présence de la Jemaa, il est toujours plus profitable pour chaque agriculteur de choisir la stratégie de coopération R. La combinaison de stratégies (R, R) représente à la fois un équilibre de Nash et un optimum de Pareto.

Il existe donc une cohésion et un consensus de l’utilisation de l’eau et l’entretien du réseau d’irrigation, ainsi qu’une implication et une responsabilisation des usagers dans toutes les opérations liées à l’exploitation et l’entretien de l’infrastructure d’irrigation.

DISCUSSION

Ce travail présente une application de la théorie de jeux aux ressources communes développée par Ostrom. Il illustre cette méthodologie à partir de l’étude de cas du système d’irrigation dans l’espace oasien de Tagant –province de Guelmim. Il nous a permis de conclure que les agriculteurs de l’oasis de Tagant ont pu assurer une gestion efficace des ressources hydriques toute en esquivant toutes sortes de conflits et de querelles. Ils ont réussi donc à gérer l’exploitation des ressources en eau moyennant une institution qui:

• Répond aux principes des systèmes autogérés et durables élaborés par Ostrom.

• Dont les membres appartiennent au groupe des exploitants élus par les autres usagers eux-mêmes.

• Et dont les règles et dispositifs ainsi que les sanctions en cas de litiges sont instaurés après un consentement entre ceux qui exploitent la ressource.

• Récompense l’honnêteté et sanctionne en revanche tout acte de déviance.

Les systèmes d’irrigation doivent donc faire l’objet de procédures efficaces visant le contrôle des comportements de leur usagers, d’appliquer des sanctions aux individus en infraction et de résoudre les conflits. Néanmoins, il n’existe pas de modèle unique d’organisation face aux tentations d’opportunisme car les règles régissant l’alimentation et l’utilisation d’un système physique donné doivent être élaborées, testées et modifiées au fil du temps.

Les actes opportunistes sont considérablement réduits par l’instauration des institutions les mieux adaptées. Il est impossible d’éliminer complètement les tentations de fraude, de profit et de corruption, mais les institutions peuvent être conçues en vue de contrôler ces dérives (Edella et Ostrom, 1992). Pour réduire l’opportunisme des usagers, il s’avère utile de multiplier les activités entraînant une coordination entre eux, telles que le contrôle et l’application de sanctions.

Le travaille que nous avons mené a montré que l’existence d’un ensemble commun de mécanismes et normes sociaux a permis d’accroître l’efficacité de l’institution coutumière informelle Jemaa d’une part, et de contrôler les comportements des déviants d’autre part. Les valeurs partagées et le réseau social existant au sein de la communauté paysanne influent sensiblement et positivement sur l’efficacité de l’instance chargée de gestion des ressources communes.

Les résultats de cette étude rejoignent l’idée d’Ostrom qui a affirmé que les communautés d’individus peuvent assurer, sans l’intervention d’une partie tierce, une gestion durable de leur ressources communes et qu’une gestion efficace de ces dernières repose sur une forme institutionnelle capable de tenir compte, parmi les caractéristiques de la communauté, des valeurs partagées par les utilisateurs des ressources.

Le fait que les individus cohabitent dans des groupes homogènes et soient dignes de confiance sont deux facteurs qui permettent d’expliquer comment la communauté parviennent à respecter les actions collectives. En effet, l’analyse que nous avons proposé a permis d’établir une relation positive entre la viabilité de l’institution informelle chargée de la gestion des ressources communes et l’existence d’un ensemble de valeurs sociales partagées par les membres de la communauté paysanne, la chose qui assure de surmonter les difficulté liées à la gestion des ressources communes.

Finalement, nous concluons que la réputation et la confiance due à l’homogénéité du groupe des individus est considérée comme un facteur qui crée les liens entre les individus de la société et l’action collective. Elle permet de renforcer la capacité d’une communauté à gérer durablement les ressources communes.

CONCLUSION

La gestion des ressources naturelles communes constitue encore une préoccupation majeure pour différentes disciplines. Ce travail s’inscrit dans le cadre d’identification des outils permettant une gestion durable et efficace des ressources hydriques.

La mise en place de bonnes institutions gérants les réseaux d’irrigation en générale et les ressources hydriques en particulier dans l’oasis de Tagant occupe une place cruciale dans la vie de la population paysanne.

L’étude qu’on a mené dans l’espace oasien de Tagant a montré que la maintenance du réseau d’irrigation et l’exploitation des ressources naturelles communes en eau sont régis par une autorité locale coutumière dit la «Jemaa» et que les AUEA connaissent encore à moins dans les périmètres de petite hydraulique un blocage.

L’application de la théorie de jeux sur la base du dilemme du prisonnier a montré que les agriculteurs de l’oasis de Tagant ont pu assurer une gestion efficace des ressources hydriques toute en esquivant toutes sortes de conflits et de querelles. Ils ont réussi donc à gérer l’exploitation des ressources en eau moyennant une autorité locale.

La Jemaa a permis la mise en place des consensus favorisant l’action collective et l’engagement envers la durabilité des ressources naturelles communes. Il faut signaler que la limite que présente cette gestion traditionnelle est l’incertitude de sa faisabilité quant il s’agit des systèmes de ressources naturelles communes plus grandes que l’espace oasien de notre cas étude.

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